Claude Stéphane PERRIN a enseigné la philosophie et est l'auteur de plusieurs essais : "Les questions suprêmes, les plus hauts problèmes de valeur sont tous au-delà de la raison humaine… Saisir les limites de la raison – c'est là que commence vraiment la philosophie…" (Nietzsche)
Pour un cinéma d'auteur
L'Esprit de simplicité
Les démons de la pensée
Eris-Perrin.net
Philosophie et non-violence
de Claude Stéphane PERRIN
mercredi 31 août 2011
L'Art et le neutre de Claude Stéphane PERRIN (Eris-perrin)
Quelques extraits de mon ouvrage intitulé : L'ART ET LE NEUTRE.
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE (Eris-Perrin) p.130
Le charme des impressions. La peinture asiatique de paysages (surtout celle de Che T’Ao, à la fin du XVIIe siècle) procure des impressions de vaporeuse, musicale et instable immensité. Dans ses perspectives atmosphériques, dites à vol d’oiseau, les distances sont adoucies. Le spectateur se sent transporté dans un espace allégé. Il peut rêver de fuite, de liberté et d’éternité... Ubiquité et éternité vont de pair. Le premier plan est escamoté car le point d’observation est situé très haut. Des plans différents et des étagements de collines s’échelonnent entre de nombreux espaces. L’intensité lumineuse se hiérarchise en fonction d'éloignements indécis ; elle fait rimer l’effacement des couleurs avec la diminution des grandeurs, le flou avec la profondeur. Le caractère vaporeux de l'espace atmosphérique efface les détails, rogne les arêtes des objets, estompe les couleurs. L'artiste fait ainsi triompher le flou qui enchante l'espace. En tout cas, lorsque le bleuissement des lointains refroidit la luminosité, l’affaiblit, le peintre semble accompagner sereinement la circulation de l’air... Ailleurs, de Velázquez à Vermeer et aux impressionnistes, la même exigence se répète : "De l’air entre les objets pour bien peindre" (Cézanne). En se laissant guider par les insaisissables et fugitives perceptions des motifs de la nature, les peintres impressionnistes ont surtout voulu valoriser la force évanescente et charmante de leurs sensations. Ces dernières changent en même temps que le scintillement éphémère des couleurs. Puisque les sensations colorées se déversent en tous sens et diversement à chaque heure, elles sont à la fois celles de la nature et celles que l’artiste retient avant de devenir celles de l’œuvre qui les rassemble en les rendant cohérentes, sans se soucier du ton local (de la couleur propre d’un objet). Ainsi les objets sont-ils évoqués par des contrastes de couleurs et par des effets de lumière ! Les contours, les détails et les lignes trop raides sont écartés. Le charme fuit en effet les réalités trop dures. Des formes tremblantes, fines, mêlées, créent des signes éphémères, des inflexions de signes. Les apparences reproduites, transfigurées par des particules colorées, se fondent les unes dans les autres. Leur seul avenir possible est celui d’un présent inachevé qui est absorbé par les variations d’une lumière indécise, effilochée, qui dévie l’obscurité en épousant la fluidité des jeux de la terre, de l’air et de l’eau. Dès lors, l’impression ne distingue pas vraiment les objets ; elle retient surtout les effets évanescents qu’elle entrelace. L’explication scientifique de ces phénomènes optiques (la loi du contraste simultané des couleurs) avait été donnée par Chevreul. Ce dernier avait montré que les couleurs pures, juxtaposées, sont plus lumineuses que celles qui sont obtenues par un mélange de pigments. Un vert appelle un rouge... Ils se renforcent réciproquement sans se nuire. Une couleur chaude dialogue avec une froide, en accord avec le principe (newtonien) de la décomposition des rayons lumineux. Cette théorie, qui bannit le modelé, ne fut certes pas appliquée strictement par les peintres. Elle a été modifiée par l’influence de la lumière normande, aux effets changeants, qui inspire des touches vibrantes capables de dissoudre l’architecture des choses dans des sensations d’atmosphère, d’ombres, de reflets, de brouillards, de fumées ou de nuages. Au reste, toute découverte bien assimilée est forcément transformée par le champ variable de ses applications. Afin de peindre musicalement lumière, air et atmosphère, toute lourdeur est niée. Le charme exclut en effet les mélanges de couleurs sombres ou sans grande vibration sur la palette, les terres, les ocres et les noirs. La peinture impressionniste privilégie pour cela le mélange optique, donc technique. Les apparences charmantes de la nature inspirent ainsi celles de l'art.
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE (Eris-Perrin) p.127
Les catégories esthétiques de la douceur : le joli, la grâce et le charme. Le déplacement des sensations peut renvoyer à de vagues catégories esthétiques (plutôt relatives) souvent difficiles à distinguer. Car il n'est pas aisé de conceptualiser les catégories du joli, de la grâce, du charme et de la délicatesse… Pour commencer, la qualité plaisante du joli est objectivement rattachée à une épreuve banale dans la nature, et mièvre dans l'art. Le joli caractérise un objet attrayant qui paraît immédiatement dans sa naïve simplicité. Le plaisir du joli est ainsi très discret. Il peut facilement être partagé car, même s'il ne dure pas, il demeure superficiel, donc à l'écart des complexités de la réflexion. Il rend plus léger en quelque sorte. Un joli tableau est plaisant à regarder en un bref instant à cause de ses apparences variées et non heurtées. Il plaît provisoirement selon des critères ordinaires et courants peu soucieux de quelque idéal de perfection. Le doux plaisir qu'il procure est vite oublié ; chacun pourrait aisément s'en passer. Encore plus réservée, la grâce (du mot latin gratus) traduit une apparence mystérieuse. En retrait, elle ne semble pas totalement et objectivement donnée, elle suggère un don possible, probable et attendu, en faisant communément penser au mouvement indescriptible d'une intervention du Ciel. Ce don précède un possible achèvement, comme celui de la présence divine (Chekhina) dans la religion juive. Par conséquent, la grâce ignore les excès confus du sublime, les lourdeurs du laid, ainsi que les isolements abrupts du beau. Elle anime une forme comme dans une vibration. Elle aime la litote, le prélude, la suggestion. Elle est, pour Bergson, "une sympathie mobile, toujours sur le point de se donner" (91). Chacun peut la deviner dans un sourire (comme dans celui de l'Ange de la cathédrale de Reims), dans un regard enjoué, dans un mouvement souple et aisé, dans des gestes apaisés, légers et sans finalité précise. Selon Burke, "la grâce tient à l'absence totale d'embarras, à une légère inflexion du corps, et à une disposition générale des parties qui exclut toute gêne réciproque comme tout angle aigu et saillant"(92).
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE (Eris-Perrin) p.128
Par exemple, dans la peinture de Watteau une grâce discrète anime la douceur des attitudes féminines. Étrangère au mouvement trompeur de la séduction, à toute laideur, elle accompagne d'un doux frisson un geste esquissé et hésitant, un mouvement souple et tranquille. C'est dans cet esprit que, selon Baldine Saint Girons, "Watteau s'attache au fuyant, au dérobé, à tout ce qui ne peut être que suggéré. C'est le peintre de la nuque gracile, dont la forme se dégage sous un haut chignon, des drapés de soie, des feuillages aériens"(93). La grâce suspend ainsi toute lourdeur et inquiétude… Le charme est un élargissement de la grâce… son incarnation dans des sensations durablement musicales ou simplement rythmées. Comme dans les pastels de Degas, il entraîne sans aliéner, sans séduire. L'artiste réconcilie ainsi l'hétérogénéité de l'espace et du temps d'une manière plus douce, non troublée et immédiate, comme en une très discrète mélodie qui ouvre sur un enchantement à venir. Il n'y a de charme, en effet, que dans une durée créatrice où, à chaque nouvel instant, l'attente est sans souffrance, comme dans le pressentiment d'une tendre surprise. Par exemple, dans sa sculpture, La Petite danseuse de quatorze ans (1881), Degas révèle très précisément l'instant où, concentrée, inspirée par quelque lointaine mélodie, une jeune fille, fragile et menue, se trouve dans l'attente du moment, très proche du neutre, qui précède son écoute et ses gestes… De plus, ni enfant, ni femme, das Mädchen a bien le vocable du neutre, même si elle n'est pas la seule forme possible pour l'illustrer, et même si sa représentation pourrait être perverse (comme chez Balthus). Car le charme (tout comme la délicatesse) sombre parfois dans le démoniaque qui mêle, sans vouloir nuire forcément, l'angélique et le diabolique. Sa douce mélodie ignore alors les repères éthiques. Dans le film de Lubitsch qui a pour titre Ange (1937) les personnages sont condamnés à un nécessaire compromis qui ne manque pas de charme (et qui caractérise d'ailleurs le style du cinéaste) : les sentiments naviguent entre quelques inévitables aventures amoureuses et une impossible fidélité conjugale. Chacun ne peut qu'aimer cette fatale errance un peu décevante mais conforme à la fragilité de toute existence uniquement fondée sur des attirances physiques et sur leur expression sexuelle. Le charme produit est donc complexe. Il traduit les insatisfactions des désirs avec beaucoup d'humour et de légèreté. Il accompagne le flou de l'hésitation, voire quelque dissimulation peu coupable, car toujours conforme à l'innocence du devenir de la nature qui ignore les valeurs éthiques de l'humain (comme chez Nietzsche).
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE (Eris-Perrin), p. 198).
L'art, la souffrance et la dignité de chacun.
Dans les situations extrêmes, comment un artiste pourrait-il fonder, à partir des représentations ou des expressions les plus inhumaines, les distances qui rendraient chacun plus libre et plus digne ? Deux excès sont d'abord à éviter, celui de la naïveté et celui de l'indifférence. En fait, la naïveté traduit l'épreuve d'une mièvre et innocente simplicité des sentiments, le cynisme celle d'une cruelle proximité à l'égard du néant. Dans le premier cas le bon Dieu niche dans des formes plaisantes, dans le second des détails se retournent contre lui en dégradant tout, comme un diable arrogant. Aucun rapport au neutre n'est possible dans ces épreuves qui expriment le devenir incertain de désirs fascinés par les pôles de l'affirmation et de la négation. Chaque existant porte pourtant un autre avenir sur ses frêles épaules… à condition qu'il ne soit pas écrasé par un excès de souffrances ou entraîné par les jeux d’un langage qui flotterait avec indifférence sur tout ce qu'il évoque. L'indifférence donne certes de la distance pour exercer un pouvoir sur autrui ; elle accentue l'illusoire supériorité de celui qui croit figer la hiérarchie à l'égard des différences perceptibles en prétendant être le Différent. Plus l'indifférence est grande, plus la multiplicité des différences disparaît. La situation devient vite insupportable puisque la négativité de l'indifférence n'est pas sans violence ni sans se donner des pouvoirs monstrueux sur la nature ou sur autrui. Dès lors, le refus de l'indifférence ouvre sur une autre voie, sur celle où l'idée du neutre nie la violence des différences extrêmes. Certes, parfois subsiste la Différence, le paradigme de la Différence. L'Inconnaissable alors triomphe. Mais une pensée, nourrie par ses échecs et par ses possibles libertés, ignore bien sûr l’abîme de l'indifférence qui la nie. Au cœur d'une singularisation libre et authentique, chacun peut s’ouvrir sur l'autre ; cet ouvert rend alors l'indifférence impossible et les distances entrevues supportables, voire aimables. Et chaque rapport à l'autre, constitué à partir du refus de toute séparation absolue, devient source d'accueil, de reconnaissance de sa singularité, certes d'exposition, mais surtout de bienveillance et d'hospitalité. L'indifférence est ainsi niée par un projet éthique, ni naïf ni cynique, qui décide de pencher du côté de l'accueil de l'autre, grâce à l'ascèse (de son propre moi) réalisée par le vouloir du neutre. Par ailleurs, bien que l'art ne permette pas vraiment de souffrir pour autrui, il rend pourtant possible une participation de chacun à ses émotions. Et, lorsque la souffrance de l'autre est représentée ou exprimée, le sentir ne peut plus se réfugier dans une souveraine indifférence. Ensuite, lorsqu'une violence sidérante ne peut même pas être regardée en face sans réduire chacun à de malsaines fascinations ou complaisances, l'insoutenable vision de cette misère peut aussi inspirer la dénonciation du scandale et le refus complet de ces violences. Le non-sens de la souffrance fonde alors un dégoût, une révolte puis une volonté de justice... Et si la conscience affectée refuse d'associer l'impossibilité de vaincre le malheur à celle de le penser, elle fait naître le vouloir de fonder une éthique susceptible de donner un sens à la souffrance, y compris dans l'art où chaque artiste peut transfigurer ou sublimer les malheurs.
Sachant qu'une souffrance brute enferme sur soi-même en renforçant l'égoïsme de chacun, comment retourner la souffrance contre elle-même ? Comment ne pas se laisser enfermer dans l'idole du sacrifié ? Comment envisager, dans ces conditions, un ouvert bienfaisant de l'art sur une éthique ? Plusieurs voies sont possibles, mais elles convergent toutes vers le seuil d'une unique décision, celle de vouloir la dignité de chaque existant, y compris face à la porte de la maison des morts. À partir de cette décision, la souffrance de chacun peut trouver un sens dans et par l'amour de l'autre, d'abord pour l'autre, dans le retrait de soi et l'ouverture sur l'autre. Dès lors, même s'il est impossible de partager ses souffrances, l'autre ne paraît plus seulement comme un corps enfermé par ses douleurs, il est surtout celui qui m'interpelle par son regard tourmenté en me faisant prendre conscience de la nécessaire dignité de tout existant : distinct de moi, mais jamais séparé. Son corps souffrant n'est pas réduit à sa seule souffrance… je le vois en me mettant sur le seuil qui précède toutes les séparations… L'autre, que ce soit dans sa forme apparente ou dans sa forme créante (invisible), reste alors source de valeur. Encore singulier, en dépit de la vision impossible à soutenir de ses souffrances, il échappe à toute humiliation. Car son regard m'ouvre sur un infini dont j'ignore tout en mettant ma liberté en question sans l'anéantir. La reconnaissance de la valeur singulière de chacun est ainsi fondée sur l'idée de la dignité de chaque existant eu égard à sa réalité distincte et jamais séparée. Et cette idée qui refuse toute humiliation nourrit la capacité de chacun à s'humaniser, c'est-à-dire à viser le moindre mal tout en participant aux malheurs d'autrui.
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE (Eris-Perrin) p. 193.
La valeur éthique de chaque singularité créatrice.
Lorsqu'il oublie les autres, l'existant vit au niveau de ses divers moi rapportés vers les mêmes buts : passions, recherches des honneurs, des richesses… Cet attachement à soi-même entraîne quelque méchanceté, car il rend follement égoïste. Ou bien c'est la confusion qui caractérise tragiquement la situation : l'existant devient dissonant, fait de sagesse et de folie, et il doit selon Nietzsche toujours se dépasser, au mieux devenir surhumain, mais jamais neutre. Cette confusion crée une délirante hyperesthésie qui absorbe toute possible humanisation dans l'ivresse de quelques fêtes païennes ou dans l'illusoire conquête d'une véritable perfection. Y a-t-il cependant un existant capable de penser et de vivre dans l'apaisement du neutre ? Parfois, sans doute, lorsqu'il ne vise pas quelque universalité abstraite et figée. Comment ? En échappant aux excès qui créent cette violence : l'animalité brute et la pure rationalité. Ni ange, ni bête… nul n'est un pur esprit ni un corps réduit à ne satisfaire que des besoins. Sans misère et sans plénitude, chacun peut se découvrir, dans un rapport asymétrique aux extrêmes, plus proche de la pensée lucide et responsable que de la folie ou de l'animalité… Pour cela, aucune pensée ne devrait être dominée par des représentations absolues, fussent-elles de l'Animal ou de l'Homme ! Par ailleurs, si la folie d'un existant est en fait déterminée par un excessif attachement à soi-même, pourquoi s'enfermer dans le fier approfondissement d'une impossible sagesse ? Montaigne raconte que Gallus Vibius est devenu fol par sagesse. Dans l'absolu les catégories se détruisent en se rejoignant. Or, d'un point de vue non violent intellectuellement, chacun peut réfléchir grâce à sa capacité d'abstraction, sans trop s'éloigner de son vécu, sachant que l'homme est une réalité éclatée et inachevée qui n'est pas encore définie. En conséquence, l'hypothèse d'un existant capable de s'humaniser, hypothèse fondamentale pour ma recherche, est surtout pensable à partir des actions qu'il pourrait accomplir. Il est celui qui peut faire en donnant un sens à chacun de ses faits. Plus précisément, il peut créer des différences entre les faits. Et ces différences ouvrent le champ de ses propres libertés. L'idée de l’homme universel devrait donc être remplacée par celle, plus nuancée, d'un existant singulier capable de chercher sa propre humanisation lorsqu'il a vraiment décidé de la vouloir, parce qu'il n'est pas, comme le croyait Sartre, une "passion inutile", et parce qu'il n'est ni "désir d'être Dieu" (131), ni une tension vers l'Impossible. Il serait sans nul doute vain de rapporter celui qui fait à une idée du neutre si les voies préétablies par la nature commandaient partout et toujours. Pour Blanchot, une voie commune réduit pourtant chacun à sa plus fragile et douloureuse expression, certes privée de pensée lorsque des conditions historiques dominent en détruisant toute possibilité d'humanité : "Par quoi définir l'humanisme sans l'engager dans le logos d'une définition ? Par ce qui l'éloignera le plus d'un langage : le cri (c'est-à-dire le murmure)" (132).
À l'opposé de ce point de vue tragique et en réalité peu humaniste, un existant singulier, même si c'est dans des perspectives différentes pour chacun, peut néanmoins décider s'il veut s'accomplir ou non. Or l'idée virtuelle et non-violente du neutre pourrait inspirer l'humanisation de chacun, c'est-à-dire, comme dans la peinture de Léon Zack, faire émerger des valeurs éthiques à partir du sensible, le singulier à partir de l’authentique et l'humain à partir d'une ascèse créatrice de formes moins violentes. Cette catharsis est certes difficile à réaliser, mais son idée peut servir de tremplin provisoire pour aller au plus près de son moi le plus altruiste, au plus près de ce qui peut rendre chaque singularité vraiment authentique, digne, distincte et non séparée : "En parlant de l'univers en tant qu'entité globale, on ne peut pas oublier le fait humain qui est sa cime" (133). Certes, lorsqu'un existant découvre qu'il n'est pas totalement déterminé, lorsqu'il refuse de s'animaliser ou de suivre les impulsions de la nature, il dépasse la pensée animale qui lui paraît trop répétitive et trop lente pour s'adapter aux changements. Mais rien n'est prouvé à ce sujet et chacun se sait aussi porteur d'animalité, capable de réagir spontanément comme n'importe quel animal… Néanmoins, l'existant peut aussi choisir de discerner ce qui rend possible un accord asymétrique entre son instinct et sa pensée, au mieux, au plus près de sa pensée et des tonalités les plus supportables de son devenir, tout en nuançant et en développant des concepts très mobiles. Dans cet esprit, il y avait beaucoup de profondeur dans le projet de Bachelard de réécrire tous ses livres afin de "saisir les instants où la parole crée de l'humain" (134), même si l'art ouvre d'autres portes que celles de la science, et même s'il n'adhère pas forcément aux rêveries savantes de Bachelard. Mon projet d'anthropo-poïétique (de création de l'humain) est surtout une réponse à l'incapacité de chacun d'exister dans la certitude d'être tout à fait humain (non animal, donc non violent). L'existant, écartelé par sa double réalité (sensible et intellectuelle), ainsi que par les perspectives multiples de son devenir, ne pourrait-il pas cependant créer de paisibles cohérences provisoires ? Pour cela il devrait sans doute mettre en œuvre une valeur éthique, source de liberté pour l'esprit, celle de la pudeur. Du reste, cette vertu est proche du neutre : elle requiert un retrait à l'égard du corps, un distancement intellectuel, une retenue et un sobre refus de toute réduction à des situations extrêmes (angéliques ou bestiales). Et surtout elle refuse toute totalisation refermée sur elle-même. Car ce qui est vu du corps nu et vulnérable d'un modèle n'est pas seulement un fait brut et fascinant dont l'apparition devient aussi humiliante que la mort qui met chaque existant totalement à nu. Aucun artiste de la non-violence ne devrait alors accepter quelque impudique fascination. Pour cela, il interpréterait d'abord un corps dénudé à partir de la distance inhérente à son langage et à la liberté de son style. Il refuserait ensuite tout autant d'idéaliser un corps (comme dans les mièvreries de l'académisme) que de chercher à se complaire dans quelque gloutonne, instinctive et fusionnelle animalité. Dans ma propre perspective, celle d'une anthropo-poïétique proche du neutre, celle d'une création toujours répétée et nouvelle d'un instant d'humanisation, le peintre ne sacralise pas les apparences brutes, impudiques, voire animales, de son modèle. L'exhibition d'un corps dénudé est détournée vers ce qui échappe à toute réduction, c'est-à-dire vers l'expression vibrante et féconde d'un regard ouvert sur l'infini.
Du reste, la pudeur est ce qui rend possible le repli d'une médiation neutre, entre une exposition brutale et un retrait complet. Elle conduit vers la bordure virtuelle, très probable, qui fait rayonner un visage et qui anime un regard. Elle met ainsi chacun au bord d'une médiation, au bord d'un ouvert sur l'esprit d'un corps. Elle nourrit un amour des distances et des différences puisqu'elle permet de distinguer des nuances entre la finitude des apparences et ce qui n'est pas encore l'infini. Cet amour est en deçà de tous les détails et de toutes les idéalisations : il exprime le balbutiement d'une rencontre paisible qui cherche à se prolonger en ignorant d'éventuelles séparations. Dès lors, chaque corps dénudé, ni offert ni absent, ne se réduit plus à ses apparences. Il rend possible un amour des différences entre toutes les expressions qui peuvent humaniser chacun. Cet amour modéré reconnaît la très complexe singularité de tout existant en étant source d'accueil et de respect… Car, plus fort que la mort, un amour pudique de l'autre, amplifié par un vouloir paisible de l'art, par une attention bienveillante et poétique, permet d'instaurer et de sauvegarder la mystérieuse dignité de chacun au-delà de ses seules apparences.
1a. Le champ incomplet des phénomènes. La bêtise et la coalescence des faits. Montrer ouvre une voie vers l'invisible à partir des dehors qui déploient des apparences changeantes et finies. Dans ce champ, le vide peut prendre le pouvoir : chaque interruption dure, chaque durée s'interrompt. Par ailleurs, le vide de l'autre dehors (celui de la mort) est immense. Le devenir alors se bloque dans quelque froide répétition, s'y échoue. Simultanément, la pensée ne se réduit pas à son retrait à l'égard des apparences. Elle s'y affaiblit aussi. La banalité des contradictions formelles entre l'un et le multiple, banalité non pensée par la représentation que le mot devenir unifie, ouvre en effet sur le gouffre invisible d'un éclatement. Le vide entrevu, celui du mourir (jour après jour), est difficilement pensable. Senti, il est l'abîme de la chair du monde et des existants. Ou bien il fige la pensée qui est fascinée par lui… C'est en tout cas dans sa propre chair que chacun fait cette épreuve trop souvent répétée. Afin de faire éclater toute fascination, toute fusion qui paralyse la pensée, il est nécessaire d'interroger le devenir des plaisirs et des souffrances qui, au reste, ignorent toute possibilité d'horizon, hormis le vide répété d'un abîme source d'effroi. À chacun ses phénomènes lorsqu'il faut revenir aux choses mêmes ! Cependant, la pensée du neutre ici développée n'entre pas tout à fait dans le cadre d'une méthode phénoménologique. Pourquoi ? Pour de multiples raisons qui reconnaissent pourtant l'apport positif de cette méthode : lorsqu'elle est la reconnaissance d'un non-savoir, un retour aux choses, une mise entre parenthèses (épochê) de toute croyance immédiate et naïve, une mise en scène inachevée des phénomènes, et surtout lorsqu'elle se déploie, notamment chez Merleau-Ponty, dans un sens qui peut être dit trifocal : "Je ne pense ni selon le vrai seulement, ni selon moi seul, ni selon autrui seulement, parce que chacun des trois a besoin des deux autres et qu'il y aurait non-sens à les lui sacrifier. Une vie philosophique ne cesse de se relever sur ces trois points cardinaux" (1). Par ailleurs, l'idée de phénomène (l'idée de ce qui brille et qui met en pleine lumière) est si complexe que des sens divers ont été proposés. Pour Kant le phénomène est ce qui apparaît d'un objet à l'entendement, dans l'espace et dans le temps. Husserl n'en reste pas à ce sens relatif, car le phénomène devrait selon lui dévoiler l'essence et les structures de l'expérience. Cette essence soutiendrait le réel. Le phénomène pourrait alors montrer l'invisible. Ma pensée rapportée au neutre se sent plus proche du sens donné par Nietzsche : "Le mot phénomène détient de nombreuses séductions, c'est pourquoi je l'évite le plus possible : car il n'est pas vrai que l'essence des choses apparaisse dans le monde empirique" (2). Cependant, c'est surtout l'intentionnalité phénoménologique qui peut être contestée eu égard à sa prétention idéaliste de reconduire tous les phénomènes vers la seule conscience. Elle crée un rapport déséquilibré entre un réalisme des essences et un idéalisme du sujet (moi pur qui se jette vers), idéalisme qui empêche de penser en retrait de ce déséquilibre. Ensuite, ce déséquilibre entre le sujet et la contingence du monde physique ou social (y compris celui de l'intersubjectivité), favorise des jeux du langage (Wittgenstein), voire un bavardage descriptif ou formel sur la contingence… Ou bien l'intentionnalité se perd dans la fascination d'un instant du monde, dans ce qui est donné (et pourtant vite retiré ! ), dans la chose même, le Tel quel, le Tel, ou l' il y a.
Suite (p.90) La description de ce qui est perçu fait certes apparaître l'acte même d'apparaître, la manière d'apparaître des choses, mais cette manière ne saurait rendre compte de la qualité interne de la pensée qui se renouvelle lors de sa rencontre des choses. Inspiré par la phénoménologie (précisément chez Blanchot) l'interprétation du neutre est alors réduite à une épreuve peu pensable qui possède pourtant le mérite de permettre une interrogation sur ce manque de pensée par celui qui la subit. Ce manque fait pencher la réduction du côté du vide, du rien, de la néantisation ou du sens expiré. Dans un projet opposé, celui du plein, du survivre ou de l'Être, l'invariant recherché en chaque objet (l'essence ou l'eidos d'un pur possible) rend impossible une pensée libre, virtuelle et ouverte sur le neutre. D'un côté une mythique conscience donatrice originaire croit unifier son vécu à partir de la nécessité d'un moi pur (ou effacé), de l'autre, comme l'écrit Deleuze, une "expérience sauvage" (3) engendre un laisser-être des choses qui se dispersent indéfiniment dans la contingence du monde. Le plus souvent, pour la phénoménologie, d'un côté la conscience se tourne vers le monde proche et primordial qu'elle perçoit ou qu'elle a déjà perçu à travers des formes sensibles, et de l’autre elle constitue un sujet qui produit le sens des phénomènes, ainsi que leur possible maîtrise. L'intentionnalité est ainsi bifocale, bornée par ses deux réductions techniques qui mutilent la conscience de soi et d'autrui, ainsi que le rapport au devenir du monde. Il lui manque, sauf chez Lévinas, l'Ouvert de la pensée au-delà de ses réductions, un Ouvert indépendant et actif, y compris dans son retrait. Sans ce dernier, elle vise trop souvent des structures susceptibles de faire paraître ce qui apparaît, en oubliant les potentialités imprévisibles du devenir des choses et de la pensée. Elle est enfermée dans ses propres certitudes. Parce qu'il est seulement bipolarisé, le phénomène ne peut pas reconnaître une virtualité, un tiers, qu'il écarte (ou ignore) au préalable, puisque cette virtualité ne saurait relever directement ni d'un sujet, ni d'un objet, mais de la pensée elle-même, consciente ou non. Au reste, nul ne peut savoir comment s'effectue cette rencontre qui met chacun dans un certain rapport avec les choses. Est-ce la volonté de puissance, la conscience d'une dualité, d'un manque, d'un excès, le conflit des désirs, quelque nostalgie ? La critique des phénomènes vise en réalité deux versants : l'un, supposé idéal, porteur d'une structure essentielle de l'invisible… l'autre, réductif, soit à une intentionnalité bifocale, soit à une intentionnalité fascinée. Dans cette dernière éventualité le phénomène est réduit à un fait primordial qui échappe à la pensée. La situation et la dimension originelle d'une chose ou d'une action à un instant donné sont en effet dépourvues de signification. Nietzsche le dit clairement : "Il n'y a pas d'état de fait en soi, il faut au contraire y introduire d'abord un sens avant même qu'il puisse y avoir un état de fait" (4). Il découle de cette proposition qu'il n'y a pas de chose en soi, ni de signification en soi, mais une pluralité de perspectives qui requièrent un moi multiple pour les interpréter….
Suite p. 92. Par ailleurs, seul le fait logique (construit, sélectionné et relatif aux structures de la nature, de la vie ou d'une langue) est isolable et conceptualisable. La chronologie des faits historiques n’existe donc qu’à l’intérieur de synthèses fictives créées par ceux qui interprètent les traces du devenir en se rapportant à une conscience qui se croit collective. Il y a soit une concomitance des faits et de la pensée, soit une fusion hystérique et fétichiste de la pensée avec quelque idole du réel. Pour les faits concernant les savoirs dits de l'homme, leur sens, a posteriori, est mythique. Durkheim est obligé de tricher. Un fait social est pour lui indépendant, contraignant ; il n'est pas une chose, un être extérieur indéterminé… Mais il décide pourtant de le traiter comme s'il était une chose : "Est chose tout objet de connaissance qui n’est pas naturellement compénétrable à l’intelligence (…) Traiter des faits d’un certain ordre comme des choses, ce n’est donc pas les classer dans telle ou telle catégorie du réel ; c’est observer vis-à-vis d’eux une certaine attitude mentale" (5). La méthode alors prévaut.
Extrait (pp. 40- 43) de L'ART ET LE NEUTRE (éris-perrin) de Claude Stéphane PERRIN
L'art sacré en question et l'impossible mort de l'art. Le fait d'idolâtrer et de sacraliser les œuvres d'art empêche toute ouverture sur l'humain, sur l'idée d'une authentique existence singulière, ni animale ni divine, non violente, donc inspirée par l'idée du neutre. Plus précisément, si le sacré est bien défini par le "Tout autre" (selon l'expression de Rudolph Otto), il renvoie à un englobant qui impose deux catégories : la Différence et la Séparation. Ces deux catégories constituent le paradigme de l'Absolu (seul et séparé) qui peut être interprété de deux manières opposées. Soit il est l'au-delà de tous les lointains comme la mort, le néant ou Dieu (le Très Haut) qui ne sont que des manifestations de l'Éternité, de l'Autre (Levinas, Blanchot) ou du Dehors (le sacré le plus lointain). Soit il est le trop près, et il est le pouvoir irrationnel et terrible du primordial, de l’instinct, du primitif, du rêve, de la sexualité… Pour les mêmes raisons, il y a deux formes possibles de sacralisation d'une œuvre d'art. Soit elle crée l'autonomie de la sensation (par une chute dans la matière), soit elle prétend incarner le Transcendant (l'art religieux). Dans les deux cas la sacralisation produit idolâtrie ou fascination. Comment éviter ces excès ? L'idée du neutre ne pourrait-elle pas inspirer un retrait devant ce Tout autre ? Pour un artiste, ce retrait serait neutre pendant l'instant où il retarderait la chute de son expression dans la sensation brute ou dans l'idéalisation… En l'absence de tout rapport au neutre, l'épreuve du sacré est ainsi soit une chute dans la toute puissance chaotique des sensations (comme dans l’art brut de Jean Dubuffet), soit une fusion avec le Transcendant (comme dans l'art médiéval). D'un côté les sensations sont sacralisées par leur violente présence chaotique, et de l'autre l'existant est fasciné par la Beauté transcendante qu'il croit entrevoir. Pour le dire autrement, l'art sacralise les formes de deux manières opposées. Soit en exprimant le triomphe de l'Inconnaissable, du Transcendant, de la Séparation absolue et du Secret, soit en soulignant la toute puissance aveugle de l'immanence brute des sensations, ces dernières constituant selon Deleuze "le devenir-animal, végétal…" (14). Dans ce dernier cas la sacralisation crée une Séparation entre un bloc de sensations animales d'un côté et un cerveau de l'autre : "C'est le cerveau qui pense et non l'homme" (14). À moins que l'homme ne soit qu'une idée prématurée…
Suite… Néanmoins, l'idée du neutre ne pourrait-elle pas, tout de même, concerner le sentiment religieux ? Il n'est pas possible de répondre de manière affirmative à cette question car le don de la foi n'a pas de rapport direct avec l'idée du neutre qui précède ce don. Ce qui est donné par la foi est inexplicable, y compris par la philosophie, même si c'est dans la joie (Pascal) ou dans la crainte (Kierkegaard). En tout cas la certitude intime de la foi ignore le neutre… et elle risque de se prolonger dans des actions trop fortes (fanatisme) ou dans des comportements rituels répétitifs et théâtralisés. L'idée du neutre inspire plutôt une libre interrogation philosophique sur des significations mystérieuses que d'excessifs liens affectifs dans des lieux abusivement considérés comme sacrés. Par ailleurs, faut-il associer l'hypothèse d’une fin du sacré à celle de la création artistique ? Ces deux hypothèses impliquent deux anéantissements tragiques, celui de la vénération et celui de l'idée de l’homme. Mais rien n’est vraiment joué si l'idée de l'homme est virtuelle. Dès lors, que signifie la mort de l’art évoquée par Hegel ? Faut-il associer cette mort à la mort d'un monde ancien ou bien à la fin du religieux porteur de l'absolu dans sa représentation du divin ? En fait Hegel pensait à la fin de la représentation artistique du sacré et à son dépassement par la philosophie : "L’œuvre d’art est incapable de satisfaire notre ultime besoin d’absolu. De nos jours on ne vénère plus une œuvre d’art, et notre attitude à l’égard des créations de l’art est beaucoup plus froide et réfléchie..." (15). Pourtant la philosophie n’est pas le dernier mot de la religion ou de l’art si chaque forme culturelle reste indépendante, avec ses propres limites, finalités et singularités. Par conséquent, afin d'espérer une pérennité de l'art plus humaine, il faut sans doute refuser les verdicts des penseurs de l'abstraction universelle qui confortent leur véracité par la certitude qu'il n'y a pas d'autre voie que celle d'une Totalité culturelle étrangère à toute création singulière. Ensuite, il faut refuser l’idée même d’une mort possible de l’art afin de ne pas séparer l’art de la vie sensible et intellectuelle des existants.
Suite… Si des œuvres meurent, ce n'est donc que dans un sens général et ordinaire. Elles sont détruites par la nature, par l’indifférence, par les négligences ou par l’hostilité de certains héritiers. Ou bien elles meurent lorsqu’elles ne tiennent pas leurs promesses de vie, sous les yeux des artistes qui ne les portent pas à leur terme. Ou bien elles ne vivent que dans l’instant sans force de l’apparition d’une mode pour des imitateurs timides ou paresseux. Des travaux sans véritable créateur, sans novation culturelle et sans but, aussi bien que les techniques les plus utilitaires donc les plus impersonnelles, se jouent de ce qu’ils produisent. Ou bien, enfin, les iconoclastes, au nom d’une liturgie inversée, créent de nouvelles transgressions. Divine, l’icône est de trop pour celui qui vise l'au-delà totalement vide du réel ! Certes, une œuvre d’art paraît morte lorsqu’elle ne concerne ni la vie des existants, ni le monde social, ni la singularité authentique d'un artiste. Mais, le plus souvent, une œuvre d’art dépérit par l’abus des procédés techniques parce que l'auteur privilégie son savoir-faire pour se faire remarquer ou seulement pour le plaisir du jeu. L’artiste se laisse alors fasciner par la rhétorique de l’art pour l’art. Dans ce cas, le refus (ou l’oubli) de toute pensée critique, vive, interrogative, et surtout le rejet des doutes et des incertitudes que toute volonté de penser devrait accomplir, engendrent un jeu incohérent et vain. De multiples œuvres authentiques naissent pourtant après la fin de toute vénération. Bien sûr elles ne concernent pas le système de Hegel qui rapporte le devenir historique de l'art à l'idée d'une Vérité absolue, y compris à celle du Beau (plutôt artistique), en dépassant la présentation des imperfections ou des contingences du réel… Or, après la consécration par Hegel du nécessaire triomphe de la raison, un refus modéré de certains processus artistiques (refus nécessaire à toute critique) s'est transformé en un refus brutal de l’art. Nihilisme et lassitude ont alors créé de cruelles et cyniques transgressions : une exaltation des formes les plus violentes. Souvent, aujourd'hui, nul ne sait s’il vit dans une post-modernité inhumaine ou bien s’il ne s’agit que d’une période d’oubli provisoire des plus fécondes valeurs des existants. En tout cas, si l’art ne meurt pas, ce n’est pas parce qu’il porte en lui l’esprit de l'éternité, mais parce que sa vie lui est insufflée par les existants de toutes les époques, s’ils le veulent, quand ils le veulent. La fin du sacré ne serait donc pas la fin de l'art. Elle ouvrirait une autre voie, celle où il n'y aurait plus que des distances raisonnables, libres, et des différences sensibles, nuancées, qui humaniseraient chacun.
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE
RépondreSupprimer(Eris-Perrin) p.130
Le charme des impressions. La peinture asiatique de paysages (surtout celle de Che T’Ao, à la fin du XVIIe siècle) procure des impressions de vaporeuse, musicale et instable immensité. Dans ses perspectives atmosphériques, dites à vol d’oiseau, les distances sont adoucies. Le spectateur se sent transporté dans un espace allégé. Il peut rêver de fuite, de liberté et d’éternité... Ubiquité et éternité vont de pair.
Le premier plan est escamoté car le point d’observation est situé très haut. Des plans différents et des étagements de collines s’échelonnent entre de nombreux espaces. L’intensité lumineuse se hiérarchise en fonction d'éloignements indécis ; elle fait rimer l’effacement des couleurs avec la diminution des grandeurs, le flou avec la profondeur. Le caractère vaporeux de l'espace atmosphérique efface les détails, rogne les arêtes des objets, estompe les couleurs. L'artiste fait ainsi triompher le flou qui enchante l'espace. En tout cas, lorsque le bleuissement des lointains refroidit la luminosité, l’affaiblit, le peintre semble accompagner sereinement la circulation de l’air...
Ailleurs, de Velázquez à Vermeer et aux impressionnistes, la même exigence se répète : "De l’air entre les objets pour bien peindre" (Cézanne). En se laissant guider par les insaisissables et fugitives perceptions des motifs de la nature, les peintres impressionnistes ont surtout voulu valoriser la force évanescente et charmante de leurs sensations. Ces dernières changent en même temps que le scintillement éphémère des couleurs. Puisque les sensations colorées se déversent en tous sens et diversement à chaque heure, elles sont à la fois celles de la nature et celles que l’artiste retient avant de devenir celles de l’œuvre qui les rassemble en les rendant cohérentes, sans se soucier du ton local (de la couleur propre d’un objet).
Ainsi les objets sont-ils évoqués par des contrastes de couleurs et par des effets de lumière ! Les contours, les détails et les lignes trop raides sont écartés. Le charme fuit en effet les réalités trop dures. Des formes tremblantes, fines, mêlées, créent des signes éphémères, des inflexions de signes. Les apparences reproduites, transfigurées par des particules colorées, se fondent les unes dans les autres. Leur seul avenir possible est celui d’un présent inachevé qui est absorbé par les variations d’une lumière indécise, effilochée, qui dévie l’obscurité en épousant la fluidité des jeux de la terre, de l’air et de l’eau.
Dès lors, l’impression ne distingue pas vraiment les objets ; elle retient surtout les effets évanescents qu’elle entrelace. L’explication scientifique de ces phénomènes optiques (la loi du contraste simultané des couleurs) avait été donnée par Chevreul. Ce dernier avait montré que les couleurs pures, juxtaposées, sont plus lumineuses que celles qui sont obtenues par un mélange de pigments. Un vert appelle un rouge... Ils se renforcent réciproquement sans se nuire. Une couleur chaude dialogue avec une froide, en accord avec le principe (newtonien) de la décomposition des rayons lumineux.
Cette théorie, qui bannit le modelé, ne fut certes pas appliquée strictement par les peintres. Elle a été modifiée par l’influence de la lumière normande, aux effets changeants, qui inspire des touches vibrantes capables de dissoudre l’architecture des choses dans des sensations d’atmosphère, d’ombres, de reflets, de brouillards, de fumées ou de nuages.
Au reste, toute découverte bien assimilée est forcément transformée par le champ variable de ses applications. Afin de peindre musicalement lumière, air et atmosphère, toute lourdeur est niée. Le charme exclut en effet les mélanges de couleurs sombres ou sans grande vibration sur la palette, les terres, les ocres et les noirs. La peinture impressionniste privilégie pour cela le mélange optique, donc technique. Les apparences charmantes de la nature inspirent ainsi celles de l'art.
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE
RépondreSupprimer(Eris-Perrin) p.127
Les catégories esthétiques de la douceur : le joli, la grâce et le charme. Le déplacement des sensations peut renvoyer à de vagues catégories esthétiques (plutôt relatives) souvent difficiles à distinguer. Car il n'est pas aisé de conceptualiser les catégories du joli, de la grâce, du charme et de la délicatesse…
Pour commencer, la qualité plaisante du joli est objectivement rattachée à une épreuve banale dans la nature, et mièvre dans l'art. Le joli caractérise un objet attrayant qui paraît immédiatement dans sa naïve simplicité. Le plaisir du joli est ainsi très discret. Il peut facilement être partagé car, même s'il ne dure pas, il demeure superficiel, donc à l'écart des complexités de la réflexion. Il rend plus léger en quelque sorte. Un joli tableau est plaisant à regarder en un bref instant à cause de ses apparences variées et non heurtées. Il plaît provisoirement selon des critères ordinaires et courants peu soucieux de quelque idéal de perfection. Le doux plaisir qu'il procure est vite oublié ; chacun pourrait aisément s'en passer.
Encore plus réservée, la grâce (du mot latin gratus) traduit une apparence mystérieuse. En retrait, elle ne semble pas totalement et objectivement donnée, elle suggère un don possible, probable et attendu, en faisant communément penser au mouvement indescriptible d'une intervention du Ciel. Ce don précède un possible achèvement, comme celui de la présence divine (Chekhina) dans la religion juive.
Par conséquent, la grâce ignore les excès confus du sublime, les lourdeurs du laid, ainsi que les isolements abrupts du beau. Elle anime une forme comme dans une vibration. Elle aime la litote, le prélude, la suggestion. Elle est, pour Bergson, "une sympathie mobile, toujours sur le point de se donner" (91). Chacun peut la deviner dans un sourire (comme dans celui de l'Ange de la cathédrale de Reims), dans un regard enjoué, dans un mouvement souple et aisé, dans des gestes apaisés, légers et sans finalité précise. Selon Burke, "la grâce tient à l'absence totale d'embarras, à une légère inflexion du corps, et à une disposition générale des parties qui exclut toute gêne réciproque comme tout angle aigu et saillant"(92).
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE
RépondreSupprimer(Eris-Perrin) p.128
Par exemple, dans la peinture de Watteau une grâce discrète anime la douceur des attitudes féminines. Étrangère au mouvement trompeur de la séduction, à toute laideur, elle accompagne d'un doux frisson un geste esquissé et hésitant, un mouvement souple et tranquille. C'est dans cet esprit que, selon Baldine Saint Girons, "Watteau s'attache au fuyant, au dérobé, à tout ce qui ne peut être que suggéré. C'est le peintre de la nuque gracile, dont la forme se dégage sous un haut chignon, des drapés de soie, des feuillages aériens"(93). La grâce suspend ainsi toute lourdeur et inquiétude…
Le charme est un élargissement de la grâce… son incarnation dans des sensations durablement musicales ou simplement rythmées. Comme dans les pastels de Degas, il entraîne sans aliéner, sans séduire. L'artiste réconcilie ainsi l'hétérogénéité de l'espace et du temps d'une manière plus douce, non troublée et immédiate, comme en une très discrète mélodie qui ouvre sur un enchantement à venir. Il n'y a de charme, en effet, que dans une durée créatrice où, à chaque nouvel instant, l'attente est sans souffrance, comme dans le pressentiment d'une tendre surprise. Par exemple, dans sa sculpture, La Petite danseuse de quatorze ans (1881), Degas révèle très précisément l'instant où, concentrée, inspirée par quelque lointaine mélodie, une jeune fille, fragile et menue, se trouve dans l'attente du moment, très proche du neutre, qui précède son écoute et ses gestes… De plus, ni enfant, ni femme, das Mädchen a bien le vocable du neutre, même si elle n'est pas la seule forme possible pour l'illustrer, et même si sa représentation pourrait être perverse (comme chez Balthus).
Car le charme (tout comme la délicatesse) sombre parfois dans le démoniaque qui mêle, sans vouloir nuire forcément, l'angélique et le diabolique. Sa douce mélodie ignore alors les repères éthiques. Dans le film de Lubitsch qui a pour titre Ange (1937) les personnages sont condamnés à un nécessaire compromis qui ne manque pas de charme (et qui caractérise d'ailleurs le style du cinéaste) : les sentiments naviguent entre quelques inévitables aventures amoureuses et une impossible fidélité conjugale. Chacun ne peut qu'aimer cette fatale errance un peu décevante mais conforme à la fragilité de toute existence uniquement fondée sur des attirances physiques et sur leur expression sexuelle. Le charme produit est donc complexe. Il traduit les insatisfactions des désirs avec beaucoup d'humour et de légèreté. Il accompagne le flou de l'hésitation, voire quelque dissimulation peu coupable, car toujours conforme à l'innocence du devenir de la nature qui ignore les valeurs éthiques de l'humain (comme chez Nietzsche).
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE (Eris-Perrin), p. 198).
RépondreSupprimerL'art, la souffrance et la dignité de chacun.
Dans les situations extrêmes, comment un artiste pourrait-il fonder, à partir des représentations ou des expressions les plus inhumaines, les distances qui rendraient chacun plus libre et plus digne ? Deux excès sont d'abord à éviter, celui de la naïveté et celui de l'indifférence.
En fait, la naïveté traduit l'épreuve d'une mièvre et innocente simplicité des sentiments, le cynisme celle d'une cruelle proximité à l'égard du néant. Dans le premier cas le bon Dieu niche dans des formes plaisantes, dans le second des détails se retournent contre lui en dégradant tout, comme un diable arrogant. Aucun rapport au neutre n'est possible dans ces épreuves qui expriment le devenir incertain de désirs fascinés par les pôles de l'affirmation et de la négation. Chaque existant porte pourtant un autre avenir sur ses frêles épaules… à condition qu'il ne soit pas écrasé par un excès de souffrances ou entraîné par les jeux d’un langage qui flotterait avec indifférence sur tout ce qu'il évoque.
L'indifférence donne certes de la distance pour exercer un pouvoir sur autrui ; elle accentue l'illusoire supériorité de celui qui croit figer la hiérarchie à l'égard des différences perceptibles en prétendant être le Différent. Plus l'indifférence est grande, plus la multiplicité des différences disparaît. La situation devient vite insupportable puisque la négativité de l'indifférence n'est pas sans violence ni sans se donner des pouvoirs monstrueux sur la nature ou sur autrui. Dès lors, le refus de l'indifférence ouvre sur une autre voie, sur celle où l'idée du neutre nie la violence des différences extrêmes.
Certes, parfois subsiste la Différence, le paradigme de la Différence. L'Inconnaissable alors triomphe. Mais une pensée, nourrie par ses échecs et par ses possibles libertés, ignore bien sûr l’abîme de l'indifférence qui la nie. Au cœur d'une singularisation libre et authentique, chacun peut s’ouvrir sur l'autre ; cet ouvert rend alors l'indifférence impossible et les distances entrevues supportables, voire aimables. Et chaque rapport à l'autre, constitué à partir du refus de toute séparation absolue, devient source d'accueil, de reconnaissance de sa singularité, certes d'exposition, mais surtout de bienveillance et d'hospitalité. L'indifférence est ainsi niée par un projet éthique, ni naïf ni cynique, qui décide de pencher du côté de l'accueil de l'autre, grâce à l'ascèse (de son propre moi) réalisée par le vouloir du neutre.
Par ailleurs, bien que l'art ne permette pas vraiment de souffrir pour autrui, il rend pourtant possible une participation de chacun à ses émotions. Et, lorsque la souffrance de l'autre est représentée ou exprimée, le sentir ne peut plus se réfugier dans une souveraine indifférence. Ensuite, lorsqu'une violence sidérante ne peut même pas être regardée en face sans réduire chacun à de malsaines fascinations ou complaisances, l'insoutenable vision de cette misère peut aussi inspirer la dénonciation du scandale et le refus complet de ces violences.
Le non-sens de la souffrance fonde alors un dégoût, une révolte puis une volonté de justice... Et si la conscience affectée refuse d'associer l'impossibilité de vaincre le malheur à celle de le penser, elle fait naître le vouloir de fonder une éthique susceptible de donner un sens à la souffrance, y compris dans l'art où chaque artiste peut transfigurer ou sublimer les malheurs.
(Suite) p.199
RépondreSupprimerSachant qu'une souffrance brute enferme sur soi-même en renforçant l'égoïsme de chacun, comment retourner la souffrance contre elle-même ? Comment ne pas se laisser enfermer dans l'idole du sacrifié ? Comment envisager, dans ces conditions, un ouvert bienfaisant de l'art sur une éthique ? Plusieurs voies sont possibles, mais elles convergent toutes vers le seuil d'une unique décision, celle de vouloir la dignité de chaque existant, y compris face à la porte de la maison des morts.
À partir de cette décision, la souffrance de chacun peut trouver un sens dans et par l'amour de l'autre, d'abord pour l'autre, dans le retrait de soi et l'ouverture sur l'autre. Dès lors, même s'il est impossible de partager ses souffrances, l'autre ne paraît plus seulement comme un corps enfermé par ses douleurs, il est surtout celui qui m'interpelle par son regard tourmenté en me faisant prendre conscience de la nécessaire dignité de tout existant : distinct de moi, mais jamais séparé. Son corps souffrant n'est pas réduit à sa seule souffrance… je le vois en me mettant sur le seuil qui précède toutes les séparations… L'autre, que ce soit dans sa forme apparente ou dans sa forme créante (invisible), reste alors source de valeur. Encore singulier, en dépit de la vision impossible à soutenir de ses souffrances, il échappe à toute humiliation. Car son regard m'ouvre sur un infini dont j'ignore tout en mettant ma liberté en question sans l'anéantir.
La reconnaissance de la valeur singulière de chacun est ainsi fondée sur l'idée de la dignité de chaque existant eu égard à sa réalité distincte et jamais séparée. Et cette idée qui refuse toute humiliation nourrit la capacité de chacun à s'humaniser, c'est-à-dire à viser le moindre mal tout en participant aux malheurs d'autrui.
Extrait de mon ouvrage intitulé L'ART ET LE NEUTRE (Eris-Perrin) p. 193.
RépondreSupprimerLa valeur éthique de chaque singularité créatrice.
Lorsqu'il oublie les autres, l'existant vit au niveau de ses divers moi rapportés vers les mêmes buts : passions, recherches des honneurs, des richesses… Cet attachement à soi-même entraîne quelque méchanceté, car il rend follement égoïste. Ou bien c'est la confusion qui caractérise tragiquement la situation : l'existant devient dissonant, fait de sagesse et de folie, et il doit selon Nietzsche toujours se dépasser, au mieux devenir surhumain, mais jamais neutre. Cette confusion crée une délirante hyperesthésie qui absorbe toute possible humanisation dans l'ivresse de quelques fêtes païennes ou dans l'illusoire conquête d'une véritable perfection.
Y a-t-il cependant un existant capable de penser et de vivre dans l'apaisement du neutre ? Parfois, sans doute, lorsqu'il ne vise pas quelque universalité abstraite et figée. Comment ? En échappant aux excès qui créent cette violence : l'animalité brute et la pure rationalité. Ni ange, ni bête… nul n'est un pur esprit ni un corps réduit à ne satisfaire que des besoins. Sans misère et sans plénitude, chacun peut se découvrir, dans un rapport asymétrique aux extrêmes, plus proche de la pensée lucide et responsable que de la folie ou de l'animalité… Pour cela, aucune pensée ne devrait être dominée par des représentations absolues, fussent-elles de l'Animal ou de l'Homme !
Par ailleurs, si la folie d'un existant est en fait déterminée par un excessif attachement à soi-même, pourquoi s'enfermer dans le fier approfondissement d'une impossible sagesse ? Montaigne raconte que Gallus Vibius est devenu fol par sagesse. Dans l'absolu les catégories se détruisent en se rejoignant. Or, d'un point de vue non violent intellectuellement, chacun peut réfléchir grâce à sa capacité d'abstraction, sans trop s'éloigner de son vécu, sachant que l'homme est une réalité éclatée et inachevée qui n'est pas encore définie.
En conséquence, l'hypothèse d'un existant capable de s'humaniser, hypothèse fondamentale pour ma recherche, est surtout pensable à partir des actions qu'il pourrait accomplir. Il est celui qui peut faire en donnant un sens à chacun de ses faits. Plus précisément, il peut créer des différences entre les faits. Et ces différences ouvrent le champ de ses propres libertés. L'idée de l’homme universel devrait donc être remplacée par celle, plus nuancée, d'un existant singulier capable de chercher sa propre humanisation lorsqu'il a vraiment décidé de la vouloir, parce qu'il n'est pas, comme le croyait Sartre, une "passion inutile", et parce qu'il n'est ni "désir d'être Dieu" (131), ni une tension vers l'Impossible.
Il serait sans nul doute vain de rapporter celui qui fait à une idée du neutre si les voies préétablies par la nature commandaient partout et toujours. Pour Blanchot, une voie commune réduit pourtant chacun à sa plus fragile et douloureuse expression, certes privée de pensée lorsque des conditions historiques dominent en détruisant toute possibilité d'humanité : "Par quoi définir l'humanisme sans l'engager dans le logos d'une définition ? Par ce qui l'éloignera le plus d'un langage : le cri (c'est-à-dire le murmure)" (132).
(Suite) p. 195.
RépondreSupprimerÀ l'opposé de ce point de vue tragique et en réalité peu humaniste, un existant singulier, même si c'est dans des perspectives différentes pour chacun, peut néanmoins décider s'il veut s'accomplir ou non. Or l'idée virtuelle et non-violente du neutre pourrait inspirer l'humanisation de chacun, c'est-à-dire, comme dans la peinture de Léon Zack, faire émerger des valeurs éthiques à partir du sensible, le singulier à partir de l’authentique et l'humain à partir d'une ascèse créatrice de formes moins violentes. Cette catharsis est certes difficile à réaliser, mais son idée peut servir de tremplin provisoire pour aller au plus près de son moi le plus altruiste, au plus près de ce qui peut rendre chaque singularité vraiment authentique, digne, distincte et non séparée : "En parlant de l'univers en tant qu'entité globale, on ne peut pas oublier le fait humain qui est sa cime" (133).
Certes, lorsqu'un existant découvre qu'il n'est pas totalement déterminé, lorsqu'il refuse de s'animaliser ou de suivre les impulsions de la nature, il dépasse la pensée animale qui lui paraît trop répétitive et trop lente pour s'adapter aux changements. Mais rien n'est prouvé à ce sujet et chacun se sait aussi porteur d'animalité, capable de réagir spontanément comme n'importe quel animal…
Néanmoins, l'existant peut aussi choisir de discerner ce qui rend possible un accord asymétrique entre son instinct et sa pensée, au mieux, au plus près de sa pensée et des tonalités les plus supportables de son devenir, tout en nuançant et en développant des concepts très mobiles. Dans cet esprit, il y avait beaucoup de profondeur dans le projet de Bachelard de réécrire tous ses livres afin de "saisir les instants où la parole crée de l'humain" (134), même si l'art ouvre d'autres portes que celles de la science, et même s'il n'adhère pas forcément aux rêveries savantes de Bachelard.
Mon projet d'anthropo-poïétique (de création de l'humain) est surtout une réponse à l'incapacité de chacun d'exister dans la certitude d'être tout à fait humain (non animal, donc non violent). L'existant, écartelé par sa double réalité (sensible et intellectuelle), ainsi que par les perspectives multiples de son devenir, ne pourrait-il pas cependant créer de paisibles cohérences provisoires ?
Pour cela il devrait sans doute mettre en œuvre une valeur éthique, source de liberté pour l'esprit, celle de la pudeur. Du reste, cette vertu est proche du neutre : elle requiert un retrait à l'égard du corps, un distancement intellectuel, une retenue et un sobre refus de toute réduction à des situations extrêmes (angéliques ou bestiales). Et surtout elle refuse toute totalisation refermée sur elle-même. Car ce qui est vu du corps nu et vulnérable d'un modèle n'est pas seulement un fait brut et fascinant dont l'apparition devient aussi humiliante que la mort qui met chaque existant totalement à nu.
Aucun artiste de la non-violence ne devrait alors accepter quelque impudique fascination. Pour cela, il interpréterait d'abord un corps dénudé à partir de la distance inhérente à son langage et à la liberté de son style. Il refuserait ensuite tout autant d'idéaliser un corps (comme dans les mièvreries de l'académisme) que de chercher à se complaire dans quelque gloutonne, instinctive et fusionnelle animalité.
Dans ma propre perspective, celle d'une anthropo-poïétique proche du neutre, celle d'une création toujours répétée et nouvelle d'un instant d'humanisation, le peintre ne sacralise pas les apparences brutes, impudiques, voire animales, de son modèle. L'exhibition d'un corps dénudé est détournée vers ce qui échappe à toute réduction, c'est-à-dire vers l'expression vibrante et féconde d'un regard ouvert sur l'infini.
Du reste, la pudeur est ce qui rend possible le repli d'une médiation neutre, entre une exposition brutale et un retrait complet. Elle conduit vers la bordure virtuelle, très probable, qui fait rayonner un visage et qui anime un regard. Elle met ainsi chacun au bord d'une médiation, au bord d'un ouvert sur l'esprit d'un corps. Elle nourrit un amour des distances et des différences puisqu'elle permet de distinguer des nuances entre la finitude des apparences et ce qui n'est pas encore l'infini. Cet amour est en deçà de tous les détails et de toutes les idéalisations : il exprime le balbutiement d'une rencontre paisible qui cherche à se prolonger en ignorant d'éventuelles séparations.
RépondreSupprimerDès lors, chaque corps dénudé, ni offert ni absent, ne se réduit plus à ses apparences. Il rend possible un amour des différences entre toutes les expressions qui peuvent humaniser chacun. Cet amour modéré reconnaît la très complexe singularité de tout existant en étant source d'accueil et de respect… Car, plus fort que la mort, un amour pudique de l'autre, amplifié par un vouloir paisible de l'art, par une attention bienveillante et poétique, permet d'instaurer et de sauvegarder la mystérieuse dignité de chacun au-delà de ses seules apparences.
1. Le neutre fascinant de l’il y a
RépondreSupprimerExtrait de mon ouvrage : LE NEUTRE ET LA PENSEE
1a. Le champ incomplet des phénomènes. La bêtise et la coalescence des faits. Montrer ouvre une voie vers l'invisible à partir des dehors qui déploient des apparences changeantes et finies. Dans ce champ, le vide peut prendre le pouvoir : chaque interruption dure, chaque durée s'interrompt. Par ailleurs, le vide de l'autre dehors (celui de la mort) est immense. Le devenir alors se bloque dans quelque froide répétition, s'y échoue. Simultanément, la pensée ne se réduit pas à son retrait à l'égard des apparences. Elle s'y affaiblit aussi. La banalité des contradictions formelles entre l'un et le multiple, banalité non pensée par la représentation que le mot devenir unifie, ouvre en effet sur le gouffre invisible d'un éclatement. Le vide entrevu, celui du mourir (jour après jour), est difficilement pensable. Senti, il est l'abîme de la chair du monde et des existants. Ou bien il fige la pensée qui est fascinée par lui… C'est en tout cas dans sa propre chair que chacun fait cette épreuve trop souvent répétée. Afin de faire éclater toute fascination, toute fusion qui paralyse la pensée, il est nécessaire d'interroger le devenir des plaisirs et des souffrances qui, au reste, ignorent toute possibilité d'horizon, hormis le vide répété d'un abîme source d'effroi.
À chacun ses phénomènes lorsqu'il faut revenir aux choses mêmes ! Cependant, la pensée du neutre ici développée n'entre pas tout à fait dans le cadre d'une méthode phénoménologique. Pourquoi ? Pour de multiples raisons qui reconnaissent pourtant l'apport positif de cette méthode : lorsqu'elle est la reconnaissance d'un non-savoir, un retour aux choses, une mise entre parenthèses (épochê) de toute croyance immédiate et naïve, une mise en scène inachevée des phénomènes, et surtout lorsqu'elle se déploie, notamment chez Merleau-Ponty, dans un sens qui peut être dit trifocal : "Je ne pense ni selon le vrai seulement, ni selon moi seul, ni selon autrui seulement, parce que chacun des trois a besoin des deux autres et qu'il y aurait non-sens à les lui sacrifier. Une vie philosophique ne cesse de se relever sur ces trois points cardinaux" (1).
Par ailleurs, l'idée de phénomène (l'idée de ce qui brille et qui met en pleine lumière) est si complexe que des sens divers ont été proposés. Pour Kant le phénomène est ce qui apparaît d'un objet à l'entendement, dans l'espace et dans le temps. Husserl n'en reste pas à ce sens relatif, car le phénomène devrait selon lui dévoiler l'essence et les structures de l'expérience. Cette essence soutiendrait le réel. Le phénomène pourrait alors montrer l'invisible. Ma pensée rapportée au neutre se sent plus proche du sens donné par Nietzsche : "Le mot phénomène détient de nombreuses séductions, c'est pourquoi je l'évite le plus possible : car il n'est pas vrai que l'essence des choses apparaisse dans le monde empirique" (2).
Cependant, c'est surtout l'intentionnalité phénoménologique qui peut être contestée eu égard à sa prétention idéaliste de reconduire tous les phénomènes vers la seule conscience. Elle crée un rapport déséquilibré entre un réalisme des essences et un idéalisme du sujet (moi pur qui se jette vers), idéalisme qui empêche de penser en retrait de ce déséquilibre. Ensuite, ce déséquilibre entre le sujet et la contingence du monde physique ou social (y compris celui de l'intersubjectivité), favorise des jeux du langage (Wittgenstein), voire un bavardage descriptif ou formel sur la contingence… Ou bien l'intentionnalité se perd dans la fascination d'un instant du monde, dans ce qui est donné (et pourtant vite retiré ! ), dans la chose même, le Tel quel, le Tel, ou l' il y a.
Suite (p.90) La description de ce qui est perçu fait certes apparaître l'acte même d'apparaître, la manière d'apparaître des choses, mais cette manière ne saurait rendre compte de la qualité interne de la pensée qui se renouvelle lors de sa rencontre des choses. Inspiré par la phénoménologie (précisément chez Blanchot) l'interprétation du neutre est alors réduite à une épreuve peu pensable qui possède pourtant le mérite de permettre une interrogation sur ce manque de pensée par celui qui la subit. Ce manque fait pencher la réduction du côté du vide, du rien, de la néantisation ou du sens expiré. Dans un projet opposé, celui du plein, du survivre ou de l'Être, l'invariant recherché en chaque objet (l'essence ou l'eidos d'un pur possible) rend impossible une pensée libre, virtuelle et ouverte sur le neutre. D'un côté une mythique conscience donatrice originaire croit unifier son vécu à partir de la nécessité d'un moi pur (ou effacé), de l'autre, comme l'écrit Deleuze, une "expérience sauvage" (3) engendre un laisser-être des choses qui se dispersent indéfiniment dans la contingence du monde.
RépondreSupprimerLe plus souvent, pour la phénoménologie, d'un côté la conscience se tourne vers le monde proche et primordial qu'elle perçoit ou qu'elle a déjà perçu à travers des formes sensibles, et de l’autre elle constitue un sujet qui produit le sens des phénomènes, ainsi que leur possible maîtrise. L'intentionnalité est ainsi bifocale, bornée par ses deux réductions techniques qui mutilent la conscience de soi et d'autrui, ainsi que le rapport au devenir du monde. Il lui manque, sauf chez Lévinas, l'Ouvert de la pensée au-delà de ses réductions, un Ouvert indépendant et actif, y compris dans son retrait. Sans ce dernier, elle vise trop souvent des structures susceptibles de faire paraître ce qui apparaît, en oubliant les potentialités imprévisibles du devenir des choses et de la pensée. Elle est enfermée dans ses propres certitudes.
Parce qu'il est seulement bipolarisé, le phénomène ne peut pas reconnaître une virtualité, un tiers, qu'il écarte (ou ignore) au préalable, puisque cette virtualité ne saurait relever directement ni d'un sujet, ni d'un objet, mais de la pensée elle-même, consciente ou non. Au reste, nul ne peut savoir comment s'effectue cette rencontre qui met chacun dans un certain rapport avec les choses. Est-ce la volonté de puissance, la conscience d'une dualité, d'un manque, d'un excès, le conflit des désirs, quelque nostalgie ?
La critique des phénomènes vise en réalité deux versants : l'un, supposé idéal, porteur d'une structure essentielle de l'invisible… l'autre, réductif, soit à une intentionnalité bifocale, soit à une intentionnalité fascinée. Dans cette dernière éventualité le phénomène est réduit à un fait primordial qui échappe à la pensée. La situation et la dimension originelle d'une chose ou d'une action à un instant donné sont en effet dépourvues de signification. Nietzsche le dit clairement : "Il n'y a pas d'état de fait en soi, il faut au contraire y introduire d'abord un sens avant même qu'il puisse y avoir un état de fait" (4). Il découle de cette proposition qu'il n'y a pas de chose en soi, ni de signification en soi, mais une pluralité de perspectives qui requièrent un moi multiple pour les interpréter….
Suite p. 92. Par ailleurs, seul le fait logique (construit, sélectionné et relatif aux structures de la nature, de la vie ou d'une langue) est isolable et conceptualisable. La chronologie des faits historiques n’existe donc qu’à l’intérieur de synthèses fictives créées par ceux qui interprètent les traces du devenir en se rapportant à une conscience qui se croit collective. Il y a soit une concomitance des faits et de la pensée, soit une fusion hystérique et fétichiste de la pensée avec quelque idole du réel. Pour les faits concernant les savoirs dits de l'homme, leur sens, a posteriori, est mythique. Durkheim est obligé de tricher. Un fait social est pour lui indépendant, contraignant ; il n'est pas une chose, un être extérieur indéterminé… Mais il décide pourtant de le traiter comme s'il était une chose : "Est chose tout objet de connaissance qui n’est pas naturellement compénétrable à l’intelligence (…) Traiter des faits d’un certain ordre comme des choses, ce n’est donc pas les classer dans telle ou telle catégorie du réel ; c’est observer vis-à-vis d’eux une certaine attitude mentale" (5). La méthode alors prévaut.
RépondreSupprimerExtrait (pp. 40- 43) de L'ART ET LE NEUTRE (éris-perrin) de Claude Stéphane PERRIN
RépondreSupprimerL'art sacré en question et l'impossible mort de l'art. Le fait d'idolâtrer et de sacraliser les œuvres d'art empêche toute ouverture sur l'humain, sur l'idée d'une authentique existence singulière, ni animale ni divine, non violente, donc inspirée par l'idée du neutre. Plus précisément, si le sacré est bien défini par le "Tout autre" (selon l'expression de Rudolph Otto), il renvoie à un englobant qui impose deux catégories : la Différence et la Séparation. Ces deux catégories constituent le paradigme de l'Absolu (seul et séparé) qui peut être interprété de deux manières opposées. Soit il est l'au-delà de tous les lointains comme la mort, le néant ou Dieu (le Très Haut) qui ne sont que des manifestations de l'Éternité, de l'Autre (Levinas, Blanchot) ou du Dehors (le sacré le plus lointain). Soit il est le trop près, et il est le pouvoir irrationnel et terrible du primordial, de l’instinct, du primitif, du rêve, de la sexualité…
Pour les mêmes raisons, il y a deux formes possibles de sacralisation d'une œuvre d'art. Soit elle crée l'autonomie de la sensation (par une chute dans la matière), soit elle prétend incarner le Transcendant (l'art religieux). Dans les deux cas la sacralisation produit idolâtrie ou fascination. Comment éviter ces excès ? L'idée du neutre ne pourrait-elle pas inspirer un retrait devant ce Tout autre ? Pour un artiste, ce retrait serait neutre pendant l'instant où il retarderait la chute de son expression dans la sensation brute ou dans l'idéalisation…
En l'absence de tout rapport au neutre, l'épreuve du sacré est ainsi soit une chute dans la toute puissance chaotique des sensations (comme dans l’art brut de Jean Dubuffet), soit une fusion avec le Transcendant (comme dans l'art médiéval). D'un côté les sensations sont sacralisées par leur violente présence chaotique, et de l'autre l'existant est fasciné par la Beauté transcendante qu'il croit entrevoir.
Pour le dire autrement, l'art sacralise les formes de deux manières opposées. Soit en exprimant le triomphe de l'Inconnaissable, du Transcendant, de la Séparation absolue et du Secret, soit en soulignant la toute puissance aveugle de l'immanence brute des sensations, ces dernières constituant selon Deleuze "le devenir-animal, végétal…" (14). Dans ce dernier cas la sacralisation crée une Séparation entre un bloc de sensations animales d'un côté et un cerveau de l'autre : "C'est le cerveau qui pense et non l'homme" (14). À moins que l'homme ne soit qu'une idée prématurée…
Suite… Néanmoins, l'idée du neutre ne pourrait-elle pas, tout de même, concerner le sentiment religieux ? Il n'est pas possible de répondre de manière affirmative à cette question car le don de la foi n'a pas de rapport direct avec l'idée du neutre qui précède ce don. Ce qui est donné par la foi est inexplicable, y compris par la philosophie, même si c'est dans la joie (Pascal) ou dans la crainte (Kierkegaard). En tout cas la certitude intime de la foi ignore le neutre… et elle risque de se prolonger dans des actions trop fortes (fanatisme) ou dans des comportements rituels répétitifs et théâtralisés. L'idée du neutre inspire plutôt une libre interrogation philosophique sur des significations mystérieuses que d'excessifs liens affectifs dans des lieux abusivement considérés comme sacrés.
RépondreSupprimerPar ailleurs, faut-il associer l'hypothèse d’une fin du sacré à celle de la création artistique ? Ces deux hypothèses impliquent deux anéantissements tragiques, celui de la vénération et celui de l'idée de l’homme. Mais rien n’est vraiment joué si l'idée de l'homme est virtuelle.
Dès lors, que signifie la mort de l’art évoquée par Hegel ? Faut-il associer cette mort à la mort d'un monde ancien ou bien à la fin du religieux porteur de l'absolu dans sa représentation du divin ? En fait Hegel pensait à la fin de la représentation artistique du sacré et à son dépassement par la philosophie : "L’œuvre d’art est incapable de satisfaire notre ultime besoin d’absolu. De nos jours on ne vénère plus une œuvre d’art, et notre attitude à l’égard des créations de l’art est beaucoup plus froide et réfléchie..." (15).
Pourtant la philosophie n’est pas le dernier mot de la religion ou de l’art si chaque forme culturelle reste indépendante, avec ses propres limites, finalités et singularités. Par conséquent, afin d'espérer une pérennité de l'art plus humaine, il faut sans doute refuser les verdicts des penseurs de l'abstraction universelle qui confortent leur véracité par la certitude qu'il n'y a pas d'autre voie que celle d'une Totalité culturelle étrangère à toute création singulière. Ensuite, il faut refuser l’idée même d’une mort possible de l’art afin de ne pas séparer l’art de la vie sensible et intellectuelle des existants.
Suite… Si des œuvres meurent, ce n'est donc que dans un sens général et ordinaire. Elles sont détruites par la nature, par l’indifférence, par les négligences ou par l’hostilité de certains héritiers. Ou bien elles meurent lorsqu’elles ne tiennent pas leurs promesses de vie, sous les yeux des artistes qui ne les portent pas à leur terme. Ou bien elles ne vivent que dans l’instant sans force de l’apparition d’une mode pour des imitateurs timides ou paresseux. Des travaux sans véritable créateur, sans novation culturelle et sans but, aussi bien que les techniques les plus utilitaires donc les plus impersonnelles, se jouent de ce qu’ils produisent. Ou bien, enfin, les iconoclastes, au nom d’une liturgie inversée, créent de nouvelles transgressions. Divine, l’icône est de trop pour celui qui vise l'au-delà totalement vide du réel !
RépondreSupprimerCertes, une œuvre d’art paraît morte lorsqu’elle ne concerne ni la vie des existants, ni le monde social, ni la singularité authentique d'un artiste. Mais, le plus souvent, une œuvre d’art dépérit par l’abus des procédés techniques parce que l'auteur privilégie son savoir-faire pour se faire remarquer ou seulement pour le plaisir du jeu. L’artiste se laisse alors fasciner par la rhétorique de l’art pour l’art. Dans ce cas, le refus (ou l’oubli) de toute pensée critique, vive, interrogative, et surtout le rejet des doutes et des incertitudes que toute volonté de penser devrait accomplir, engendrent un jeu incohérent et vain.
De multiples œuvres authentiques naissent pourtant après la fin de toute vénération. Bien sûr elles ne concernent pas le système de Hegel qui rapporte le devenir historique de l'art à l'idée d'une Vérité absolue, y compris à celle du Beau (plutôt artistique), en dépassant la présentation des imperfections ou des contingences du réel… Or, après la consécration par Hegel du nécessaire triomphe de la raison, un refus modéré de certains processus artistiques (refus nécessaire à toute critique) s'est transformé en un refus brutal de l’art. Nihilisme et lassitude ont alors créé de cruelles et cyniques transgressions : une exaltation des formes les plus violentes.
Souvent, aujourd'hui, nul ne sait s’il vit dans une post-modernité inhumaine ou bien s’il ne s’agit que d’une période d’oubli provisoire des plus fécondes valeurs des existants. En tout cas, si l’art ne meurt pas, ce n’est pas parce qu’il porte en lui l’esprit de l'éternité, mais parce que sa vie lui est insufflée par les existants de toutes les époques, s’ils le veulent, quand ils le veulent. La fin du sacré ne serait donc pas la fin de l'art. Elle ouvrirait une autre voie, celle où il n'y aurait plus que des distances raisonnables, libres, et des différences sensibles, nuancées, qui humaniseraient chacun.